Épilogue

Le vendredi 16 septembre, l’automne envahit soudain la Scanie. Son arrivée surprit tout le monde, comme si tous en étaient restés au souvenir de cet été, le plus chaud et le plus sec qu’on ait connu de mémoire d’homme.

Ce matin-là, Kurt Wallander s’était réveillé très tôt. Il avait soudain ouvert les yeux dans l’obscurité, comme s’il avait, été arraché brutalement à un rêve. Il resta allongé en essayant de se le rappeler. Mais il ne restait rien d’autre que l’écho bruissant de quelque chose qui était déjà passé, et qui ne reviendrait jamais. Il tourna la tête pour regarder le réveil à côté du lit. Les aiguilles brillaient dans le noir, Seize heures quarante-cinq. Il se retourna pour se rendormir. Mais l’importance de cette journée l’en empêcha. Il se leva et alla dans la cuisine. Le réverbère qu’il voyait de sa fenêtre se balançait, abandonné, dans le vent. Le thermomètre avait chuté. Il faisait 7 degrés. Il sourit à l’idée que, dans moins de quarante-huit heures, il serait à Rome. Il y faisait encore chaud. Il s’installa dans la cuisine et but un café. Il repensa à tous les préparatifs du voyage. Quelques jours auparavant, il était allé voir son père et avait enfin réparé la porte qu’il avait dû enfoncer cet été, quand son père avait été pris d’une crise de désespoir et s’était enfermé pour mettre le feu à ses chaussures et à ses tableaux. Son père lui avait fait admirer son passeport tout neuf. Il était allé à la banque chercher des lires italiennes et des chèques de voyage, et les avait rangés dans un des tiroirs de la cuisine. Il irait prendre les billets d’avion à l’agence dans le courant de l’après-midi.

Sa semaine de vacances commençait le lendemain. La pénible enquête sur le réseau qui exportait des voitures volées vers les ex-pays de l’Est ne le lâchait pas : cela faisait presque un an qu’il était dessus. Sans arriver à en voir la fin. La police de Göteborg avait récemment fait une descente dans un des ateliers où l’on maquillait les voitures volées avant de les sortir du pays par des ferries. Mais il restait encore beaucoup de points obscurs dans cette enquête. À son retour d’Italie, il lui faudrait reprendre ce travail ingrat.

En dehors des vols de voitures, ce dernier mois avait été calme dans le district d’Ystad. Wallander avait pu constater que ses collègues avaient eu le temps de ranger leur bureau. La forte tension que les policiers avaient éprouvée lors de la chasse au tueur Stefan Fredman avait fini par retomber. Sur une suggestion de Mats Ekholm, quelques psychologues étaient venus analyser comment les policiers d’Ystad avaient réagi à cette tension soutenue. Interviewé à plusieurs reprises, Wallander avait été confronté à ses souvenirs. Il avait traîné assez longtemps un sentiment pesant de dépression. Il se rappelait encore cette nuit de la fin août où, ne trouvant pas le sommeil, il avait pris sa voiture et roulé jusqu’à la plage de Mossby. Il avait marché le long de la mer en ressassant de sombres pensées sur l’époque et le monde dans lequel il vivait. Ce monde était-il réellement compréhensible ? Des jeunes filles pauvres étaient attirées à leur insu vers des bordels dans le sud de l’Europe. Un trafic de très jeunes filles qui menait droit dans les chambres dérobées des fastueux étages supérieurs de la société. Là où on pouvait geler les secrets, les cacher dans des archives, pour les dissimuler au public. Le portrait de Gustaf Wetterstedt resterait accroché dans les couloirs où la direction suprême de la police recevait ses consignes. Comme si le règne des seigneurs, que Wallander avait cru à jamais disparu, revenait. Cette idée lui donnait la nausée. Et comment pourrait-il oublier cet aveu bouleversant de Stefan Fredman ? C’était lui qui avait pris ses clés, il était entré à plusieurs reprises dans son appartement, dans le dessein de le tuer et de tuer Linda. Wallander ne pouvait plus considérer le monde comme avant.

Sur la plage, cette nuit-là, il s’était arrêté pour écouter le bruit des milliers d’oiseaux migrateurs qui avaient déjà commencé leur périple vers le sud. Un instant de profonde solitude, mais aussi de grande beauté, comme une certitude absolue de la fin d’une ère, et du début d’une autre. Il se sentait encore capable de chercher qui il était lui-même.

Il se souvint d’une de ses dernières conversations avec Ekholm. Longtemps après la fin de l’enquête.

Ekholm était venu de Stockholm à la mi-août pour revoir tout le dossier. Wallander l’avait invité chez lui le dernier soir, avant son retour définitif pour Stockholm. Il avait préparé un repas simple, des pâtes. Ils étaient restés à bavarder et à boire du whisky jusqu’à quatre heures du matin. Ils avaient fini ivres tous les deux et Wallander avait demandé à plusieurs reprises comment des jeunes gens, des adolescents qui n’étaient pas encore des adultes, pouvaient faire preuve d’une telle cruauté. Les idées d’Ekholm irritaient profondément Wallander : pour lui, elles ne reposaient que sur des généralités sur l’esprit humain. Il avait, quant à lui, maintenu que l’environnement, ce monde incompréhensible, tout ce processus de déformation inévitable par lequel tout être humain doit passer, portait une part de responsabilité encore plus grande. Ekholm avait rétorqué que l’époque actuelle n’était pas pire que n’importe quelle autre époque. Le fait que la société suédoise chancelle et craque de toutes parts ne pouvait pas expliquer l’existence d’un être comme

Stefan Fredman. La Suède restait une des sociétés les plus sûres, les plus stables, les plus propres au monde — Wallander se souvenait qu’Ekholm avait répété ces derniers mots, les plus propres. Stefan Fredman était une exception qui ne confirmait aucune règle. Il n’y aurait sans doute pas de second exemplaire de cette exception. Cette nuit-là, Wallander avait tenté de parler de tous ces enfants mal dans leur peau. Cependant, il parlait à Ekholm comme s’il ne s’adressait pas à lui. Ses pensées étaient confuses. Mais il ne pouvait pas passer ses sentiments sous silence. Il était inquiet. Pour l’avenir. Ces forces de plus en plus concentrées et tendues, qui échappaient à toute forme de contrôle, l’inquiétaient.

Il avait souvent pensé à Stefan Fredman. Il avait réfléchi aux raisons qui l’avaient poussé à suivre des fausses pistes de manière si obstinée. Il lui avait paru tellement invraisemblable qu’un jeune garçon soit derrière ces meurtres qu’il avait refusé d’y croire. Mais au fond de lui-même, il avait su, il avait senti, peut-être même la première fois qu’il avait rencontré Stefan Fredman, qu’il touchait la consternante vérité du doigt. Il l’avait su, ce qui ne l’avait pas empêché de suivre les fausses pistes, car la vérité lui avait paru inacceptable.

À dix-sept heures quinze, il sortit de l’appartement et se dirigea vers sa voiture. Il faisait frais. Il remonta la fermeture Éclair de son blouson et frissonna en s’asseyant au volant. En route vers le commissariat, il pensa au rendez-vous de ce matin.

Il était huit heures précises quand il frappa à la porte du bureau de Lisa Holgersson. Elle hocha la tête et l’invita à s’asseoir. Elle avait beau n’être leur nouveau chef que depuis trois semaines, elle avait déjà marqué de sa personnalité l’ambiance générale et les méthodes de travail.

La majorité des policiers était sceptique envers cette femme venue d’un district policier du Småland pour remplacer Björk. De plus, les collègues de Wallander gardaient l’idée préconçue que les femmes étaient tout juste bonnes à être de simples policiers. De là à devenir leur chef ? Wallander avait été impressionné par sa grande intégrité, son courage et ses exposés d’une clarté exemplaire, quel que soit le sujet abordé.

La veille, elle avait demandé à le voir. En s’asseyant dans le fauteuil, Wallander ne savait toujours pas ce qu’elle lui voulait.

— Tu pars en vacances la semaine prochaine, dit-elle. J’ai appris que tu allais en Italie avec ton père.

— C’est un de ses vieux rêves, répondit Wallander. C’est probablement notre dernière occasion. Il a presque quatre-vingts ans.

— Mon père a quatre-vingt-cinq ans. Parfois, il a les idées très claires. Parfois, il ne me reconnaît même pas. En fait, on n’échappe jamais à ses parents. Les rôles finissent par s’inverser un beau jour. Nos parents deviennent nos enfants.

— C’est à peu près ce que je pense, moi aussi.

Elle déplaça quelques papiers sur son bureau.

— Je n’ai rien de spécial à te dire. Mais je me suis rendu compte que je n’avais pas encore eu l’occasion de te féliciter pour ton travail de cet été. Une enquête exemplaire de bien des points de vue.

Wallander la regarda, en se demandant si elle parlait vraiment sérieusement.

— Je ne trouve pas, dit-il. J’ai commis de nombreuses erreurs. J’ai engagé toute l’enquête sur de fausses pistes. Elle aurait pu sombrer.

— Une bonne capacité à mener des enquêtes, ça signifie souvent savoir quand changer son fusil d’épaule. Regarder dans une direction qu’on vient d’exclure l’instant d’avant. L’enquête a été exemplaire de beaucoup de points de vue. Et notamment par la persévérance. La capacité à développer de nouvelles idées inattendues. Je voulais que tu le saches. J’ai entendu dire que le directeur de la police nationale avait exprimé sa satisfaction en public. On va certainement t’inviter à faire une série de conférences sur cette enquête à l’école supérieure de la police.

— Non, ce n’est pas possible. Demande à quelqu’un d’autre. Je ne peux pas parler devant des gens que je ne connais pas.

— Nous reprendrons cette conversation à ton retour, dit-elle en souriant. L’important, c’est que je t’aie dit ce que je pensais.

Elle se leva, signifiant ainsi que leur court entretien était terminé.

Une fois dans le couloir, Wallander fut convaincu qu’elle avait dit ce qu’elle pensait. Malgré lui, il sentit que ses compliments le rendaient heureux. Ce serait facile de travailler avec elle à l’avenir.

Il alla chercher du café dans le réfectoire et échangea quelques mots avec Martinsson dont la fille avait eu une angine. De retour dans son bureau, il téléphona pour prendre rendez-vous chez le coiffeur. Il avait posé devant lui sa liste de corvées. Il comptait quitter le commissariat dès midi pour avoir le temps de tout faire.

Il venait de signer quelques papiers quand le téléphone sonna. C’était Ebba.

— Tu as de la visite. Du moins, je crois.

Il fronça les sourcils.

— Tu crois ?

— Il y a ici un homme qui ne parle pas du tout suédois. Pas un mot. Il a une lettre. En anglais. Adressée à Kurt Wallander. C’est toi qu’il veut voir.

Wallander soupira. Il n’avait pas vraiment le temps.

— Je viens le chercher.

L’homme qui l’attendait dans le couloir était de petite taille. Il avait les cheveux noirs et une barbe drue. Il portait des vêtements très ordinaires. Wallander se dirigea vers lui et le salua. L’homme lui répondit en espagnol ou peut-être en portugais, et lui tendit la lettre.

Il la lut. Un sentiment d’impuissance s’abattit sur ses épaules. Il regarda l’homme qui se tenait devant lui. Puis il lui serra la main une nouvelle fois et l’invita à le suivre. Il alla chercher du café et le fit entrer dans son bureau.

La lettre était écrite par un prêtre catholique, un certain Estefano.

Il demandait à Kurt Wallander, dont il avait eu le nom par Interpol, de consacrer un peu de son temps très précieux à Pedro Santana qui avait perdu sa fille dans des circonstances dramatiques, quelques mois auparavant, dans ce pays lointain du Nord.

La lettre racontait l’histoire poignante d’un homme simple qui voulait voir la tombe de sa fille en terre étrangère. Il avait vendu presque tous ses biens pour pouvoir se payer ce long voyage. Il ne parlait pas anglais. Mais ils se comprendraient certainement.

Ils burent leur café en silence. Wallander se sentait très oppressé.

Il avait commencé à pleuvoir quand ils quittèrent le commissariat. Le père de Dolores Maria Santana arrivait à peine aux épaules de Wallander. Il grelottait. Ils prirent la voiture de Wallander pour se rendre au cimetière. Ils longèrent les rangées de tombes et s’arrêtèrent devant le petit monticule de terre sous lequel Dolores Maria était enterrée. Il était marqué d’un bâton avec un numéro. Wallander hocha la tête et fit un pas en arrière.

L’homme s’agenouilla devant la tombe. Puis il se mit à pleurer. Il inclinait son visage contre la terre mouillée, gémissait en prononçant des mots que Wallander ne comprenait pas. Wallander sentit les larmes lui monter aux yeux. Il regarda l’homme qui avait fait tout ce long voyage, il pensa à la jeune fille qui avait fui devant lui dans le champ de colza et qui s’était enflammée comme une torche. Une violente colère montait en lui.

La barbarie a toujours un visage humain, se dit-il. C’est ça qui la rend tellement inhumaine. Il avait lu ça quelque part. Il savait maintenant que c’était vrai.

Depuis presque cinquante ans qu’il vivait, il avait vu la société se transformer tout autour de lui, et il avait participé à cette transformation. Mais il comprenait maintenant que seule une partie de cette transformation était apparente. Il y avait une autre mutation en dessous, en cachette. Tout cet édifice avait une ombre, et un effritement invisible s’était produit en même temps. Comme une maladie virale avec une longue période d’incubation secrète. Jeune policier, il croyait dur comme fer qu’on pouvait tout résoudre sans utiliser la violence. Puis progressivement s’était installée une situation où il n’était jamais possible d’exclure le recours à la violence. Aujourd’hui, ce glissement progressif était arrivé à son terme.

Était-il encore possible de résoudre des problèmes sans avoir recours à la force ?

S’il en était ainsi — et il le craignait de plus en plus —, l’avenir lui faisait peur. La société avait fait un tour sur elle-même et était devenue un monstre.

Le petit garçon dessiné sur les boîtes d’allumettes.

Il était encore là. Tout en n’étant plus là.

Au bout d’une demi-heure, l’homme se releva. Il fit un signe de croix et se retourna. Wallander baissa les yeux. Il avait du mal à soutenir son regard.

Il l’emmena chez lui. Il lui fit couler un bain chaud.

Il annula son rendez-vous chez le coiffeur. Pendant que Pedro Santana était dans son bain, il chercha dans ses poches et trouva son passeport et son billet d’avion. Il devait rentrer en République dominicaine dès dimanche. Wallander appela le commissariat et demanda Ann-Britt. Elle écouta sans poser de questions. Puis elle promit de faire ce qu’il lui demandait.

Elle arriva à l’appartement une demi-heure plus tard. Dans l’entrée, elle remit à Wallander ce qu’il attendait.

— C’est évidemment illégal, ce que nous sommes en train de faire, dit-elle.

— Bien sûr, répondit-il. Mais j’en prends la responsabilité.

Elle salua Pedro Santana qui était assis raide comme un I sur le canapé de Wallander. Elle lui parla avec les quelques mots d’espagnol qu’elle connaissait.

Puis Wallander lui donna la médaille qu’ils avaient trouvée dans le champ. Il la contempla longuement. Puis il se tourna vers eux et sourit.

Ils se séparèrent dans l’entrée. Il allait habiter chez Ann-Britt Höglund.

Elle l’accompagnerait à l’aéroport dimanche.

Depuis la fenêtre de la cuisine, Wallander le regarda monter dans la voiture. La colère grondait en lui.

Et il comprit que c’était la fin de cette longue enquête. Quelque part, on s’occupait de Stefan Fredman. Il vivrait. Sa sœur Louise était morte. Comme Dolores Maria Santana, elle reposait dans sa tombe. L’enquête était terminée.

Ce qui restait à Wallander, c’était la colère.

 

Ce jour-là, il ne retourna pas au commissariat. La rencontre avec Pedro Santana lui avait fait revivre une fois de plus tous les événements passés. Il fit sa valise dans un état second. Il se posta à plusieurs reprises à la fenêtre, contemplant d’un regard absent la rue, sous la pluie qui recommençait à tomber. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il se débarrassa de son malaise. Mais la colère demeurait. Elle ne le quitterait pas. À seize heures quinze, il passa prendre les billets d’avion à l’agence de voyages. Il s’arrêta aussi à la Centrale des alcools et s’acheta une petite bouteille de whisky. Il téléphona à Linda. Il promit de lui envoyer une carte de Rome. Elle était pressée, mais il n’osa pas lui demander pourquoi. Il tenta de la retenir au téléphone, en lui parlant de Pedro Santana et de son long voyage. Mais c’était comme si elle ne comprenait pas, ou qu’elle n’avait pas le temps d’écouter. La conversation prit fin plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu. À dix-huit heures, il téléphona à Löderup. Gertrud lui dit que tout allait bien, que son père était tellement excité qu’il ne tenait plus en place. Un peu de sa joie passée lui revint. Il se rendit au centre-ville et dîna dans une pizzeria. De retour chez lui, il appela Ann-Britt.

— C’est un monsieur très gentil, dit-elle. Il s’entend déjà très bien avec mes enfants. Ils n’ont pas besoin de langage pour se comprendre. Il leur a chanté des chansons. Et il a dansé. Il doit trouver notre pays bien étrange.

— Est-ce qu’il a dit quelque chose à propos de sa fille ? demanda Wallander.

— C’était son unique enfant. La mère est morte peu de temps après l’accouchement.

— Ne raconte pas tout. Épargne-lui le pire.

— J’y ai déjà pensé. Je lui dis le moins de choses possible.

— C’est bien.

— Bon voyage.

— Merci. Mon père est heureux comme un gamin.

— Toi aussi, je pense.

Wallander ne répondit pas. Mais il savait qu’elle avait raison. La visite inattendue de Pedro Santana avait réveillé des ombres endormies. Maintenant ces ombres devaient retrouver la paix. Il méritait lui aussi de se reposer. Il se versa un verre de whisky et déplia une carte de Rome. Il n’y était jamais allé. Il ne savait pas un mot d’italien. Mais nous sommes deux. Mon père non plus n’y est jamais allé autrement qu’en rêve. Il ne sait pas l’italien non plus. Nous entrerons tous les deux ensemble dans ce rêve, et nous nous guiderons l’un l’autre.

Pris d’une impulsion soudaine, il téléphona à l’aéroport de Sturup pour demander à l’un des contrôleurs aériens s’il savait le temps qu’il faisait à Rome. Ils se connaissaient de nom.

— À Rome, il fait chaud, répondit le contrôleur. En ce moment, à vingt heures dix, il fait 21 degrés. Il souffle un vent de sud-ouest, un mètre par seconde, ce qui veut dire qu’il n’y a pratiquement pas de vent. Et une légère brume. Pour les prochaines vingt-quatre heures, on ne prévoit pas de changement.

Wallander le remercia.

— Tu pars en voyage ? demanda le contrôleur aérien.

— Je pars en vacances avec mon père, qui est âgé, dit Wallander.

— Ça me semble une bonne idée, dit le contrôleur. Je vais demander aux collègues de Copenhague de bien vous diriger dans les courants ascendants. Tu pars avec Alitalia ?

— Oui. À dix heures quarante-cinq.

— Je penserai à toi. Bon voyage.

Wallander contrôla une nouvelle fois son passeport. Il vérifia les devises et le reste. À vingt-trois heures, il appela Baiba. Puis il se souvint qu’ils s’étaient déjà dit au revoir la veille au soir. Elle passait la soirée chez des amis qui n’avaient pas le téléphone.

Il s’installa dans un fauteuil avec son verre de whisky et écouta La Traviata. Il avait mis la musique doucement. Il pensait au voyage qu’il avait fait avec Baiba à Skagen. Il était exténué quand il l’avait attendue à Copenhague. Il était comme un fantôme mal rasé et épuisé. Il savait qu’elle avait été déçue, même si elle n’avait rien dit. Ce n’est qu’une fois arrivés à Skagen, après avoir dormi quelques nuits, qu’il lui avait raconté tout ce qui s’était passé. Puis ils avaient enfin commencé à être ensemble tous les deux.

Vers la fin des vacances, il lui avait demandé si elle voulait l’épouser.

Elle lui avait répondu non. En tout cas, pas encore. Pas maintenant. Le passé était trop proche. Son mari, le capitaine Karlis, que Wallander avait connu, demeurait encore trop présent dans sa tête. Sa mort violente la suivait encore comme une ombre. Elle était surtout réticente à l’idée d’épouser à nouveau un policier. Il la comprenait. Mais il avait besoin de certitudes. Combien de temps de réflexion lui fallait-il ?

Il savait qu’elle l’aimait. Il le sentait.

Mais était-ce suffisant ? Où en était-il lui-même ? Voulait-il vraiment vivre avec quelqu’un ? Il ne le savait pas. Grâce à Baiba, il avait échappé à la solitude qui le poursuivait depuis son divorce. C’était un grand pas vers la guérison. Peut-être fallait-il s’en contenter ? Pour le moment.

Il était plus d’une heure du matin quand il alla se coucher. Beaucoup de questions tournaient dans sa tête.

Il se demanda si Pedro Santana dormait.

 

Gertrud vint le chercher à sept heures le lendemain, le 17 septembre. Il pleuvait toujours. Son père était assis bien droit à l’avant de la voiture, dans son plus beau costume. Gertrud lui avait coupé les cheveux.

— Nous voilà partis pour Rome, dit son père d’un ton joyeux. Dire que ça a fini par arriver.

Gertrud les déposa à Malmö devant la gare où ils prirent la navette qui allait à l’aéroport en passant par Limhamn et Dragör. Sur le ferry, son père s’obstina à vouloir sortir sur le pont où le vent soufflait fort. Il montra la côte suédoise, et un point au sud de Malmö.

— C’est là que tu as grandi. Tu te souviens ?

— Comment pourrais-je l’oublier ?

— Tu as eu une enfance très heureuse.

— Je sais.

— Tu n’as jamais manqué de rien.

— Jamais.

Wallander pensa à Stefan Fredman. À Louise. À leur petit frère qui avait tenté de se crever les yeux. À tout ce qui leur avait manqué ou qu’on leur avait volé. Mais il chassa ces pensées. Elles reviendraient, il le savait. Mais pour le moment, il était en voyage avec son père. C’était ça le plus important. Le reste attendrait.

 

L’avion décolla à dix heures quarante-cinq précises. Le père de Wallander était assis près d’un hublot, son fils à côté de lui.

C’était la première fois que le père de Wallander prenait l’avion.

Wallander le regarda au moment où l’avion prit de la vitesse et décolla lentement du sol. Il avait penché le visage contre le hublot pour regarder.

Wallander vit qu’il souriait.

Un sourire de vieil homme.

Qui avait le bonheur de pouvoir ressentir, une fois encore dans sa vie, une joie d’enfant.

Le guerrier solitaire
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